16.10.93 – 12.12.93
Julije Knifer
Dessins sur papier (graphite et crayon noir)
Commissariat : Christian Bernard
Les minutes du stylite
On connaît la belle histoire de ces premiers Chrétiens qui allaient au désert parmi les ruines des vieux empires et se hissaient une fois pour toute au sommet de colonnes qui ne supportaient plus que le poids du ciel.
Ce retrait absolu, insensé, et du monde et de soi, qui, quoiqu’il en fût de sa dimension spirituelle ou mystique, portait l’expérience humaine au-delà de toute commune limite, pourrait fournir une bonne image du type de postures radicales dans lesquelles se sont installés, et par là même institués, un certain nombre d’artistes contemporains.
Julije Knifer est de ceux-ci, qui a, dès le début des années 60, circonscrit le champ de son activité artistique dans l’exigu périmètre que définissent un petit nombre de données obligatoirement récurrentes : le choix du noir et du blanc, à l’exclusion de toute autre couleur ; celui d’un seul motif indéfiniment varié qui dessine un méandre (selon les termes de l’artiste) traité en lignes droites et en aplat ; alternance enfin d’un processus de production éloignant tout indice sensible de l’action de l’artiste dans le cas des peintures, et un processus inverse requérant son activité quotidienne, infinie, ressassée ad absurdum dans le seul geste de recouvrir des feuilles de papier de crayon ou de graphite.
On songe aussi à Kafka, ironie, minutie comptable, ténuité irréprochable et désespoir de cause, devant les trous noirs que vitrifie Knifer avec la précision des horlogers du temps perdu.
Christian Bernard
Que reste-t-il à créer ?
C’est très simple. Pour parler de mon travail il faudrait commencer directement par la fin, à la manière de ma peinture réduite au noir et au blanc, limitée au rythme vertical et horizontal du méandre. Et puis, il faudrait aussi trouver des définitions claires et simples qui n’enferment pas cette proposition artistique, qui ne fassent que présenter les faits. Une succession de dates accompagnées des événements correspondants serait idéale. Seulement voilà, il n’y aurait qu’une seule date : 1960, celle du premier méandre. En effet, toute notion de chronologie est étrangère à mon travail si l’on considère que depuis plus de 30 ans j’effectue inlassablement des variations infimes et infinies sur ce mode initial. Le méandre est une ligne qui suggère le mouvement grâce à sa seule forme. En rompant la ligne, j’ai voulu donner à ce mouvement une autre fonction, celle du rythme. C’est ainsi qu’est né (entre autres de l’écoute de la musique sérielle) le méandre auquel j’ai donné ma fonction personnelle, en l’adaptant à une certaine forme et sous certaines conditions. Le méandre est encore plus : c’est une idée. Je dirais une idée seulement, au-delà de son existence physique ou visuelle. En fait tout mon travail est une réponse aux questions qui sont nées de la crise idéologique et artistique. Au moment où se posait le problème du renouveau du fond et de la forme de l’œuvre d’art, j’ai répondu par le motif le plus absurde qui soit, celui dont on ne s’échappe guère. Que restait-il à créer ? Je ne sais pas ce que veut dire création, pour moi ce mot est lié à la création de l’homme et de la femme. Mon travail n’a rien à voir avec la création puisqu’il se présente comme un organisme totalement fermé, c’est d’un processus qu’il s’agit. Jour après jour, je travaille avec des rythmes simples à donner forme à des rythmes plastiques élémentaires. Tous les matins je commence comme si c’était la première fois, chaque fois en noir et blanc, avec des lignes horizontales et verticales. Il faut dire que je suis issu de la génération de l’absurde et du paradoxe. Je sais qu’il peut sembler aberrant de répéter incessamment le même geste, mais c’est mon travail et je l’accepte en tant que tel car il est l’affirmation de ma liberté. L’unique liberté que j’ai eue dans mon existence est bien celle-ci. Au-delà d’une thérapie pour mes propres obsessions, cette réitération monotone du méandre, contrairement aux apparences, se présente comme le renversement d’un certain nihilisme. Je pense n’avoir jamais répété le même tableau. Il y a deux aspects dans mon travail : la peinture à l’acrylique et le dessin. Tout commence lorsque je vois la toile vide tendue sur le châssis ou la feuille blanche. Dans les deux cas la surface blanche constitue la première peinture, la première image. Puis vient le noir. Et dans les deux cas j’observe la plus grande neutralité en noircissant la surface jusqu’à ce que toute trace manuelle en soit effacée. Effacer en peignant ou en crayonnant, nous sommes toujours dans le paradoxe et la dichotomie. Le travail graphique se subdivise lui-même en deux catégories : le dessin au crayon noir et celui au graphite. Cette activité quotidienne de saturation du blanc jusqu’à ce qu’à l’usure complète des crayons, dans un geste sans fin qui peut rappeler celui de l’enfermement de la mouche sur la vitre, coïncide avec mon arrivée en France, à la Villa Saint-Clair de Sète. L’âge venant, j’ai instauré un rapport tout à fait particulier avec la technique graphique différent de celui que j’entretenais avec la peinture. La réalisation de la peinture au fond je peux la déléguer à un assistant. Ce qui est intéressant dans le dessin tel que je le conçois c’est qu’il n’est jamais fini. Il appelle toujours à la pureté du même geste et ma servitude volontaire à ce travail du crayon est l’affirmation de ma croyance en l’art établie sur la preuve la plus ténue. Tout est donc encore possible, tout reste à faire car ce travail est avant tout un procédé et ce procédé est plus important en soi que le dessin achevé. Je travaille généralement pendant quatre jours d’affilé à
Pour les crayons de graphite je pars le plus souvent du 3B jusqu’au 6B, puis j’utilise le 5B, le 4B et le 7B, le 8B et encore le 7B, le 6B et je recommence. C’est un travail qui va jusqu’à l’extrême si l’on pense que je réalise moins de dix dessins par an. Dans les dessins au crayon noir j’essaie d’accéder au noir absolu, une surface sensible pareille au velours qui irait vers l’intérieur. Alors que dans les dessins au graphite ce que je souhaite obtenir est la lumière noire qui se trouverait sous ce noir le plus profond. Ce n’est pas un paradoxe pour moi, la lumière noire est une chose qui m’est devenue naturelle. Et cette lumière noire s’érige en sculpture puisque le poids du graphite durcit le papier et lui donne l’apparence d’un écran métallique. L’art aura été mon seul salut, j’ai travaillé en Yougoslavie dans une situation d’opposant, puis en exil en Allemagne, en Italie et maintenant en France, mais je dois admettre que grâce à ma recherche artistique le lieu n’a jamais eu en soi une très grande importance. Zagreb fut bien sûr une ville intéressante, un carrefour européen entre Vienne et Venise, mais la France a représenté pour moi une grande chance. À présent, je vis à Nice à la Villa Arson qui est à la fois ce vaste laboratoire de l’art contemporain, stimulant grâce à son école, mais aussi ce grand sanatorium fait de silence où je peux travailler dans la continuité avec grande concentration et où j’ai enfin trouvé la paix.
Julije Knifer
propos recueillis et mis en forme par Catherine Macchi