18.03.94 – 10.04.94
Thierry Agnone
Thierry Agnone
Commissariat : Axel Huber
Catherine Macchi : Tu fais depuis quelques années un travail de sculpteur. À l’issue de ton séjour en tant que boursier du F.I.A.C.R.E. à la Villa Arson tu t’es familiarisé avec la vidéo, d’abord en cherchant à filmer dans une première vidéo en prise directe sans montage, puis en expérimentant d’autres techniques. Quel est le lien entre ces deux moyens d’expression ?
Thierry Agnone : La sculpture et la vidéo c’est le même chemin, je ramasse des éléments autour de moi et je les assemble. Une caméra c’est juste un médium qui sert à assembler les images qui sont autour et les objets qui sont proches.
C. M. : Pourquoi n’avais-tu jamais fait de vidéo avant ?
T. A. : Je n’avais jamais eu de caméra.
C. M. : C’était un médium qui t’attirait ?
T. A. : C’était plus qu’une attirance. Maintenant, je crois avoir trouvé le médium qui va me permettre de réaliser ce que je veux faire. C’est sûr. La mise en scène de l’espace m’intéresse.
C. M. : L’alliance de la sculpture et de la vidéo peut sembler curieuse si l’on pense que la sculpture relève plus du domaine des trois dimensions que de l’image. Pourtant tu as très bien réussi à inclure ces pièces dans le processus logique de la vidéo.
T. A. : Dans mon cas je ne pense pas que cela soit contradictoire. Jusqu’à maintenant mes sculptures posaient le problème de l’image. Elles n’étaient pas là comme des choses statiques. J’ai toujours fait une sculpture plutôt figurative, parfois même décorative.
C. M. : Ces sculptures étaient toujours liées au corps et à son altération comme la scarification.
T. A. : Tout ce que je fais pourrait se résumer à ce qui rentre dans le corps et ce qui sort. Le problème jusqu’à présent de la sculpture est qu’elle impliquait un mouvement uniquement mental. Quand j’estimais qu’elle était finie, il fallait que mon esprit puisse vagabonder à l’intérieur, trouver des relations. Et les images ce sont des relations toutes trouvées qui s’enclenchent. Après il ne reste plus qu’à les saisir au bon moment. J’ai toujours travaillé la sculpture comme ça.
C. M. : Dans ces vidéos tu arrives à animer la sculpture. Je me réfère particulièrement à cet étonnant masque noir, celui qui possède un appendice nasal.
T. A : En l’occurrence ce sont des objets. J’aime les beaux objets. L’empêcheur de voir dont tu parles a été fait pour une pièce de théâtre. J’ai voulu le montrer dans la Galerie de l’École de la Villa Arson dans un souci d’économie. Je voulais créer une dichotomie entre le côté overdrive des vidéos et l’installation désolée. À vrai dire, en un an de travail il y a peu de choses qui restent. Celle-ci m’a paru encore bonne. Le rapport entre les pièces qui sont montrées et les films est dans ce même masque puisqu’il est mis en scène à plusieurs reprises dans les vidéos. Enfin l’installation avec les assiettes en cartons représente vraiment ce que je peux faire de plus désespéré. C’est sur l’idée de vide, la déperdition de matière que j’ai voulu réfléchir.
C. M. : Tu parles souvent du trop plein d’images dans le monde de l’art, de la publicité ou du cinéma. La première partie de ton film, celle qui dure six minutes parle de l’insupportable flux des images et de leur violence.
T. A. : Oui, c’est un film sur ce que tu avales. Moi, j’avale un maximum, donc…
C. M. : C’est sur ce que tu avales, mais c’est aussi sur ce que tu vomis.
T. A. : Oui. C’est aussi une miction. C’est vraiment le cas de l’alcoolique qui a trop picolé. Ce que j’aimerais souligner c’est l’évolution qui est observée dans les séquences du film. Après le passage dont tu parles, il y a un moment joke. Une sorte d’humour culturo-machin.
C. M. : On sent une bonne part d’autocritique dans ces courtes séquences, il y a là une réponse au premier film. Dans la série de petits auto-entretiens où tu te mets en scène de façon peu élogieuse, on a l’impression que tu réponds au désespoir du premier film.
T. A. : Oui, c’est une forme de dérision. C’est en tout cas un besoin de ne pas se prendre au sérieux. Le milieu de l’art est déjà trop sérieux. Voilà pourquoi j’ai voulu une fin aussi masturbatoire que celle que je présente.
C. M. : La bande son est très troublante dans tes vidéos, notamment dans la première.
T. A. : J’ai porté beaucoup de soin au son. Dans le premier film il y a les bruits de papier animé, tous ces éléments qui sont heurtés et puis il y a une part de son direct. Il y a des moments où l’on dirait presque de la viande.
C. M. : Le fil conducteur de ces films est le verbiage des images et tout à coup cette absence d’images, l’impossibilité de montrer quelque chose d’autre. Je pense à la présence lancinante d’un personnage – toi en l’occurrence – devant une caméra dont souvent on ne voit pas le visage parce qu’il masqué par des lunettes de soleil, des béquilles, un sac poubelle ou parce qu’il est presque hors champ. Ceci est un thème actuel, celui de la possibilité ou non de faire encore une image.
T. A. : Après ça, la seule solution, c’est un vrai film, avec des personnages, un scénario et une mise en scène. Ici il y a les deux aspects de mon personnage avec justement l’air festif et le carrousel hallucinant, pas celui de la drogue ou de l’alcool, je veux parler de l’hallucination quotidienne, ce moment où l’on reste les yeux dans le vague où l’on a l’impression que même l’esprit s’est arrêté de fonctionner. Le film superpose les réalités que l’on vit et celles que l’on perçoit de l’intérieur. Il essaye de souligner cette faille. Ça arrive beaucoup plus souvent qu’on ne le croit.
C. M. : De belles images abstraites et chatoyantes marquent la seconde partie de ton film. Elles sont obtenues en filmant un moniteur vide. Il y a donc une adéquation entre la technique et le discours sur la vacuité.
T. A. : Ce procédé qui consiste à filmer un écran de télévision allumé sans réception d’une image, c’est le retour même à la masturbation la plus pure. Il s’agit de prendre une caméra sur laquelle on a modifié certains paramètres : tu mets une lumière très froide et tu laisses ton zoom automatique pour que la caméra fasse la mise au point toute seule. Comme elle la fait sur un écran vide, elle calcule tout le temps la lumière, mais vu qu’il n’y a pas de lumière elle cherche sans arrêt et en cherchant elle crée une distorsion lumineuse sur le tube cathodique. Tu obtiens ainsi des images très oniriques, proches des images de synthèse – et c’est aussi une réponse aux nouvelles technologies – mais de façon complètement mécanique en bougeant simplement la caméra au rythme d’une musique provenant d’une autre source.
C. M. : En fait tu crées une image à partir de rien.
T. A. : L’intérêt de cette technique est qu’elle renvoie uniquement à elle-même. Le seul intermédiaire étant le tube cathodique. C’est un circuit complètement fermé. Je me suis beaucoup posé la question du temps. Combien de minutes pouvait-on faire défiler ces images?
C. M. : Avec ces images abstraites on rentre à nouveau dans un système de complaisance à l’égard de l’image, de pur plaisir rétinien puisqu’elles sont à la fois fascinatoires et masturbatoires. Qu’est-ce que c’est la masturbation pour toi au-delà de sa réalité première ?
T. A. : C’est ce qu’on fait tous. Les moments d’hallucinations journalières sont de la masturbation, puisqu’ils impliquent la perte de conscience, la perte de besoin. On n’a plus besoin d’être vivant. On s’autosuffit complètement. On est dans le vide. Moi ça m’arrive souvent. Il ne se passe rien et je ne deviens rien. Filmer la télé où il ne se passe rien c’est une sorte de preuve tangible que ce rien existe. Et c’est peut-être une sorte d’image du cerveau.