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14.05.93 – 30.05.93

Stéphane Steiner

Stéphane Steiner

Commissariat : Christian Bernard

De la beauté industrielle

Maintenant que tout espace géographique est cartographié, exploré, maitrisé, que le surpeuplement gagne des continents entiers, le monde semble devenir de plus en plus petit. C’est un peu comme si nous vivions en réclusion sur la planète. Le travail de Stéphane Steiner, diplômé de l’École de la Villa Arson en 1992, rend compte de ce sentiment d’enfermement au travers d’installations d’assez petite taille représentant d’hypothétiques sites industriels.

A mi-chemin entre le projet d’architecture et le modèle réduit, ces installations relèvent avant tout de l’esthétique du garbage qui se développe aux États-Unis, à la fin des années soixante, avec les Scatter Pieces (1967) de Richard Serra ou les Equal Quantities (1967) de Barry Le Va et, plus largement, dans toute la mouvance Antiform.

On est, en effet, loin ici des projets d’urbanisme aseptisés et de ces aires de jeu pour enfant où tout reste de l’ordre du prévisible, de même que -si l’on excepte son principe de miniaturisation- ce travail se situe aux antipodes des nostalgiques évocations architecturales gréco-romaines des Poirier ou des habitations imaginaires de Charles Simonds.

Posées à même le sol, ces mini-installations issues du simple assemblage de chutes de plastiques et de métaux divers sur lesquelles l’artiste n’intervient pratiquement pas, possèdent malgré leur côté abimé ou non fini -et c’est sans doute là leur force- une évidente qualité suggestive. II y a quelque chose qui s’apparente aux gestes fondamentaux de l’art minimal dans cette focalisation sur des fragments d’objets et leur organisation dans l’espace selon la composition la plus épurée possible. D’ailleurs ces représentations de paysages urbains sont le plus souvent incomplètes et elles demeurent des lieux virtuels : il arrive qu’un élément manquant soit suggéré par un vide ou même par le sol. C’est le cas de ce barrage d’une usine hydro-électrique pour lequel le sol vient remplir le rôle de l’eau. La sollicitation de la capacité de rêverie et d’association du regardeur constitue l’adéquation la plus prégnante entre le travail de Steiner et la notion de maquette. Ce paralièle avec le jeu est à son tour prolongé du fait même de la permutabilité des éléments de composition de ces installations.

Comme dans les jeux de construction que l’on peut articuler de différentes manières, Steiner assemble par additions et soustractions successives quelques rares éléments jusqu’à ce qu’il obtienne l’effet voulu. On serait tenté d’y jouer.

Dans la plupart des cas, rattachées au mur, voire à l’angle, ces pièces ne sont jamais tout à fait autonomes et en cela on peut dire qu’elles sont plus proches de la peinture que de la sculpture : on ne tourne pas autour ; pour les appréhender, on doit décrire un quart de cercle. D’ailleurs, leur référent (le paysage) est un sujet pictural par devant une forme de travail in situ qui laisse le champ libre à toute forme d’improvisation

Entièrement réalisées à partir de matériaux récupérés le plus souvent aux marges de la ville, dans les zones industrielles, au gré du hasard et des rencontres, ces configurations de lieux de production dévastés et désolés sont nos ruines contemporaines. Une version apocalyptique du monde occidental filtrée par un regard romantique. La coïncidence entre la provenance du matériau collecté par Steiner (la chute industrielle) et sa destination (la figuration de sites industriels) vient alors renforcer la signification de cette esthétique du déchet.

Tout art figuratif étant déjà un monde en petit, la maquette apparaît comme la miniaturisation suprême du monde. Recréation du monde dans le monde, ainsi que l’a fait remarquer Bachelard dans La Poétique de l’espace, elle est à la fois un moyen très simple de prendre de l’altitude par rapport à la condition humaine et de maitriser le réel. Si par le biais de la maquette, l’artiste ouvre une échappatoire à ce monde devenu trop exigu, il n’en souligne pas moins les propriétés intrinsèques : celles de l’enfermement de l’individu au sein du monde et de la capacité de ce même individu à mesurer les territoires. La maquette comme connaissance géographique. A cette réflexion sur la miniature, Steiner confère une composante sentimentale extrêmement forte. Avec une régression contrôlée vers le jeu d’enfant, fondée sur un principe de plaisir manifeste, il aborde le thème central -et plutôt grave- de son travail : le rapport de l’homme à la nature. Dans un jeu sans conséquence, puisque ces mini-architectures ne contiennent pas de figures humaines, Steiner redistribue les cartes en posant les questions essentielles de la survie, du devenir de l’humanité.

A ce conflit l’artiste oppose un humour grinçant, sous la forme d’interventions sur le mur qui relèvent plus encore de la peinture que les installations au sol. Il s’agit de photocopies couleurs de champignons nucléaires présentés la tête en bas, comme libérés de leur aspect fascinant de grand feu final, et intitulés UFO, ou de curieux portraits de savants associés à de non moins singuliers objets colorés qui peuvent aussi bien relever de l’univers technologique que de sa projection onirique : la science-fiction.

Le paysage urbain dont Steiner restitue l’image, trace mnésique, relevant d’une mémoire toute intuitive et imprimée d’affects des lieux industriels, nous apparaît alors comme une vision romantique, exaltant la beauté de ce qui, communément, relève de l’acception du laid. Une mélancolie de la disparition du paysage naturel, un paysage d’après le désastre, une cartographie post-industrielle. Il y a, il est vrai, toute une filiation qui, des Architectones de Malévitch, mène à l’utilisation actuelle du projet d’architecture depuis Thomas Schütte, Hermann Pitz et aussi Lawrence Carroll jusqu’à Steiner. Mais on pourrait dire, à linstar de Nicolas Bourriaud, qu’ici le processus est “rechargé”, que ce qui affleure dans ce travail de Stéphane Steiner est l’image, une image dans laquelle on aurait réinjecté du sentiment, alors même que chez ses prédécesseurs, depuis les avant-gardes historiques, c’était la destruction de la représentation qui etait visée.

Catherine Macchi

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