16.03.90 – 15.04.90
Silvie et Chérif Defraoui
Silvie et Chérif Defraoui
Commissariat : Christian Bernard
Parmi les animaux auxquels on prête de la perspicacité, il s’en trouve certains que notre esprit associe à une présence impressionnante ; C’est le cas de l’éléphant. D’autres en revanche, comme le renard, ne sont présents que dans l’absence, on les devine par leurs traces ou leur odeur. Le lézard, lui, se perçoit dans sa disparition. Sa présence, c’est cette tache de soleil où il se prélassait à l’instant même. Il était là, puisqu’il n’y est plus. Même s’il nous arrive d’avoir un lézard sous les yeux pendant longtemps, nous ne le contemplons pas, nous ne faisons tout au plus que l’apercevoir. Sur sa présence à nos veux pèse constamment la tension de le voir disparaitre. Derrière lui reste la lézarde où il vient de se cacher. Finalement, l’absence de lézards sur les murs chauds s’emplit de l’attente de les voir tout à coup apparaître.
Silvie et Chérit Defraoui dévoilent la visibilité des choses, le caractère lisible de l’écriture par l’emploi de formes voilées. Leur exposition de cet hiver dans la longue halle du marché de Middelburg, s’ouvrait par une façade en verre monumentale légèrement inclinée en arrière, qui comportait une grille carrée de carreaux matifiés, tout en étant régulièrement ponctuée de vides ornementaux. Comme le montre la gravure de Dürer représentant le dessinateur et son modèle féminin, l’artiste de la Renaissance se sert d’une grille en bois au format de sa table pour intégrer sa représentation de la nature – une femme voilée qui se dévoile – dans une perspective exacte aux dimensions du papier. Cet instrument de construction fonctionne en même temps comme une grille, séparant le dessinateur de la femme objectivée par lui. La domestication du monde derrière des grilles, sa mise en forme à l’intention de l’observateur indifférent au moyen d’une géométrie interposée, tout ce processus est perturbé chez les Defraoui dans la mesure où l’opacification du medium soustrait parfois les choses au regard. Ni les contours vagues derrière les carreaux dépolis, ni la vue sans l’intermédiaire de la grille, n’atteignent l’intensité de vision obtenue à travers les ouvertures dans la façade de verre. C’est par elles seulement que la visibilité parvient à la troisième puissance, que l’immédiat se trouve médiatisé.
Dans les vides de la grille, c’est moins un fragment de l’objet situé derrière elle qui est montré, que la manière dont la vision s’articule et se transmet. Les dimensions, de même que le rapport formel aux structures orthogonales des dalles de pierre sur le sol ou aux fenêtres gothisantes sur les côtés, fixent cette façade de verre comme un objet dans l’espace, en suspension entre une sculpture autonome et un élément de l’installation générale. Monumentalisé, l’instrument du dessinateur de la Renaissance devient une fenêtre sur l’exposition, un objectif architectonique, qui s’insinue devant les pièces exposées, tout en étant lui-même objet de cette exposition. Sa vocation d’instrument et celle d’objet de la vision sont inséparables.
La pluralité des regards naît chez Silvie et Chérif Defraoui de l’amplification d’une perception visuelle simple. Dans la même mesure, la vision de la Renaissance s’annule dans sa surenchère. Le statut d’œuvre d’art de la verrière se déstabilise au moment où l’objet reporte sur soi-même le vertige qu’il déclenche par ses diverses manières d’être vu, oscillant entre la notion d’œuvre spatiale et celle d’élément du dispositif de l’exposition. Selon que l’on considère cet objet en fonction de l’un ou l’autre des points de vue décrits plus haut, il est au sens littéral du mot mis en face”, momentanément présent ou absent. La fragilité de sa situation tient à une présence dans l’absence, ainsi qu’à une perte dans la présence. Dès lors, il ne peut être vu ou réfuté qu’en effigie.
Dans la suite des “Passages*, la photographie est donnée à voir immobilisée comme un medium extrêmement fugace, de consommation rapide. La présentation des photos séparément sur des consoles superposées, à la manière des scènes qui figurent sur les colonnes de triomphes romains, évoque la tradition iconographique impériale, qui consiste à éterniser des instants considérés comme historiques. En même temps toutefois, chaque instantané se trouve déjà fragmenté selon divers modes de temporalité, en ce sens que des images d’archives publiques ou privées ont été filmées en vidéo, puis rephotographiées. La transformation de ces images à l’arrêt en autant d’effigies séparées, puis enfin en séquences d’effigies fixées comme des objets, nous fait oublier toute représentation ; à un niveau supérieur, elle a pour effet d’imposer au medium le même processus que celui-ci inflige au monde. Des perforations répétées elles se forment dans chaque rangée pour tracer les lettres du mot “TRANS* opèrent sur l’objet *photo* l’opération sculpturale contradictoire, qui consiste à ériger en concept ce qui est transitoire.
Cette contradiction n’est pas à supporter, elle est à approfondir. A partir de là, l’écriture coupée des Defraoui, dans leur suite de pièces “Vocabulaires, en expansion comme les missels, place les concepts derrière un horizon de silence. Dans leur Jardin suspendu de Théophraste*, les métaphores surgissent des mots silencieux devenus images. Enfin, avec les constructions dans *Tragelaph”, l’image des lettres opaques devient un tableau portable, présenté dans l’espace. A un moment donné, tiré de l’obscurité, il y sera reconduit par la lumière changeante du jour. Au moment où l’éclairage artificiel de la communication s’obscurcit, là commence à briller ce que Heinrich Heine appelle les bigarrures symboliques* : non pas un discours arbitraire et confus, mais l’ouverture à la lisibilité selon la rhétorique polymorphe du silence. Sous les noms tus des planètes Soleil, Lune et Terre- la “Salamandre* rencontre ” Behemoth” et “Basilisk.
Dans l’absence sous tension des animaux imaginaires, quand seul le langage entre en scène, c’est alors que se manifeste aussi le blanc des papiers de Mallarmé. “Un coup de dés*. Ils résonnent en ces termes : “rien n’aura lieu que le lieu°
Hans Rudolf Reust. Traduction de Dizna de Rham