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26.04.91 – 19.05.91

Philippe Ramette

Philippe Ramette

Commissariat : Christian Bernard

Lumineux objets du désir

Philippe Ramette fabrique ce qu’il préfère appeler des objets. La plupart d’entre eux sont destinés à un emploi, souvent évident et que leur nom (leur titre) indique. Ce caractère utilitaire, cette valeur d’usage qu’ils revendiquent si explicitement en font des objets d’art assez singuliers. A quoi prétendent-ils servir ? A s’isoler, à méditer, à communiquer avec soi-même, à se voir regarder, à voir le monde en détail, à mesurer le chemin parcouru, à manipuler le vide, à se faire foudroyer, à arrêter le temps, à voyager dans le temps, etc.

Outils, instruments, appareils, prothèses, dispositifs ou machines, les œuvres de Philippe Ramette n’invitent donc pas à leur seule contemplation esthétique. Elles voudraient au contraire passer pour des objets techniques requérant participation et manipulation. Mais leur charme d’un autre âge, d’ailleurs incertain, la familiarité nostalgique qui s’en dégage, leur fabrication artisanale jointe à une touchante pauvreté antétechnologique empêchent qu’on les prenne tout à fait pour ce qu’elles sont où se donnent. Ces traits leur confèrent d’emblée cette aura de désuétude qui voue les choses aux collections confuses des cabinets d’amateurs ou aux laboratoires parallèles des fictions scientistes du XIXe siècle.

Rien n’interdit pourtant de se saisir de ces objets et d’en user aux fins qu’ils énoncent et qui impliquent parfois des aspects essentiels de notre existence physique ou spirituelle, et tout nous porte à croire, de surcroît, qu’ils fonctionnent parfaitement, à leur manière et à nos risques et périls. Seuls, peut-être, un sentiment de pudeur ou bien une réticence à vérifier s’opposent à ce que nous allions, au soleil de midi, la tête ceinte de l’Objet intolérable, sorte de couronne que surmonte une loupe par le truchement de laquelle un trou s’ouvrirait dans notre boite crânienne. Rien d’autre ne nous retient non plus, lors d’un bel orage, de sortir équipés de l’Objet pour se faire foudroyer.

Sans doute ces deux exemples frappent-ils particulièrement l’imagination parce qu’il irait de notre propre disparition si nous nous prenions à leur jeu. Mais tous les objets de Philippe Ramette ne sont pas ultimes, pour reprendre l’appellation qui applique à ceux que nous venons d’évoquer ainsi qu’à l‘Objet pour arrêter le temps – une montre-bracelet dans laquelle le cadran est vierge de toute indication des heures et les aiguilles remplacées par une gélule dont il est loisible de supposer qu’elle contient un poison fatal : il suffirait de briser le verre pour en disposer et, du coup, du temps.

II serait exagéré de discerner ici les éléments d’une panoplie du parfait petit héautontimoroumenos car la tonalité générale de cette œuvre n’est pas celle de la dépression voire du masochisme. Tout au plus peut-on y déceler des indices de mélancolie timide ou des réminiscences romantiques, et ridée de la mort paraît y relever plutôt de lhypothèse pataphysique (la logique sans peine) ou bien de la simple option expérimentale. Nul pathos donc, mais une espèce d’objectivité poétique sans affect superflu ni vaine cruauté.

Des objets comme le Miroir à humilité ou ceux qui proposent d’aider à s’isoler, à méditer ou à communiquer avec soi-même n’ont-ils pas vocation à contribuer à améliorer nos conditions d’existence morale et spirituelle ? Des objets qui permettent de se voir regarder, de voir le monde en détail, de mesurer le chemin parcouru n’offrent-ils pas les moyens de progrès décisifs de notre perception et de notre conscience de soi ? Des objets enfin qui nous font manipuler le vide ou voyager dans le temps n’élargissent-ils pas de façon probante le champ de nos possibilités terrestres ou, du moins, de ridée étriquée que nous nous en faisons ? Non, on ne saurait mettre en doute l’optimisme de Philippe Ramette ni ses inclinations philanthropiques.

Peut-être des exégètes grincheux de son œuvre auront-ils beau jeu de découvrir de l’individualisme dans cette constante attention aux expériences intimes et, en outrant cet individualisme, d’y dévoiler une misanthropie fondamentale. Sombre diagnostic que ne feraient que confirmer l’arrogant blasphème du Miroir à ciel, le nihilisme pervers du Miroir qu’on casse ou encore le fatalisme ironique de cet objet (Sans titre) qui se présente sous la forme d’un petit parallélépipède en bois dans lequel un œilleton permet de regarder une ampoule qui s’éteindra irréversiblement quand sa pile sera épuisée.

Mais ce serait errer nettement que de passer à côté de l’opiniâtre positivisme altruiste dont témoigne l’œuvre de Philippe Ramette. Sa méthode d’investigation se fonde sur les lumineux paradoxes des syllepses, du non-sens et de humour, noir ou non. Ses percées, tant dans le domaine de la sémantique performative que dans celui de l’orthopédie métaphysique en font une véritable science appliquée qui n’a pas à rougir devant les solutions imaginées par ses illustres prédécesseurs, du docteur Faustroll au professeur Tournesol en passant par le savant Marcel Duchamp et de lingénieur Panamarenko à l’anonyme inventeur de la machine décrite par Kafka dans La Colonie pénitentiaire… Plus je connais, plus ¡aime*, disait Léonard de Vinci, le plus fameux de ces héros du génie technico-spéculatif. Et c’est bien, au-delà d’un amour du savoir (une philosophie), d’une science pratique de l’amour, c’est-à-dire de la sensibilité, du désir et des fins pénultièmes qu’en véritables instruments de connaissance, les objets de Philippe Ramette nous invitent à faire l’épreuve.

Christian Bernard

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