23.02.88 – 26.02.88
Martin Caminiti
Martin Caminiti
Commissariat : Christian Bernard
Les sculptures intransportables sont les plus rares. II est en effet peu d’exemples comparables aux fameuses têtes des premiers présidents des Etats-Unis, taillées à même le Mont Rushmore et auxquelles La mort aux trousses a procuré une seconde vie artistique. La plupart des sculptures sont donc apportées et rapportées au lieu de leur installation temporaire ou définitive. On peut ainsi énoncer une loi du déplacement (qui souffre quelques exceptions) : toute sculpture est ou a été portable, mobile, déplacée pour être placée.
Or la plupart des sculptures ne laissent rien transparaître de cette condition (sine qua non). Elles ignorent manifestement ce problème de transport et rejettent en un mot toute question de véhicule hors de leur champ. Les contre-exemples de cette attitude d’oubli de l’origine et de censure de l’aliénation n’abondent pas dans l’histoire.
Certes, la mythologie propose, entre autres cas contestables, la célèbre figure montée sur roues du Cheval de Troie. Mais on objectera aisément que son rôle était davantage militaire qu’artistique. Le XVI° siècle, pour changer d’époque, offre quelques exemples mieux probants, quoique teintés aussi de fonctionalisme, tel ce Christ sur l’âne (et sur roulettes) que conserve le Musée d’Unterlinden à Colmar. Plus près de nous, les occurrences ont tendance à se multiplier. C’est que la sculpture s’intéresse de plus en plus à elle-même. Giacometti et, encore plus récemment, Didier Vermeiren, parmi d’autres cas moins proprement sculpturaux (R. Mucha, S. Huber, etc.), ont proposé des œuvres qui faisaient enfin place à ce refoulé, cette impense radicale de la sculpture.
Le travail initial de Martin Caminiti s’est positionné dans ce tournant historique. Mais, avec cet à-propos qui est la marque des parricides, il ne s’est pas contenté de doter simplement ses sculptures de moyens de transport intégrés. Son statement, comme il convient de dire, a consisté à déplacer la question du déplacement en prenant pour sujet – et objets – de sa sculpture les ustensiles mêmes du transport des objets. Quelques manipulations propédeutiques sur le seau ou le tonneau ont conduit Martin Caminiti à ajouter une corde à son arc et une motivation interne à son art en y introduisant le protocole de la duplication (a+a) ou de la multiplication (axn). En effet, ces moyens de transport des fluides (on notera que le tonneau n’est au fond qu’une roue exagérément élargie) sont aussi des volumes opaques et simples dont la superposition permet de jouer sur l’archétype de la colonne comme sur l’abstraction réductiviste de la forme. II n’y avait plus dès lors qu’à expérimenter les variations d’effets que pouvait offrir l’assemblage des divers véhicules à sa portée : diables, chariots à bagages, landaus, bicyclettes, valets, etc. – déclinaison décorative et narrative menée avec élégance, drôlerie et détachement. On aura compris que par là-même, et bien qu’il en conserve certains gestes, ce travail sortait du champ propre de la sculpture pour se placer sur son bord en mettant en représentation ironique certains de ses constituants et en jouant à sa façon de ce que Jon Elster appelle les “effets essentiellement secondaires”.
Ainsi les deux chariots standards de la SNCF, superposés tête-bêche et sablés pour dégager la nudité du métal, présentent-ils avec l’allure, la patine d’une sculpture construite en fer coloré par sa seule rouille le motif moderne de la cage (voir encore Giacometti et Vermeiren par exemple) définissant l’antiphrase d’un volume interne de vide. Ainsi encore les deux valets opposés de la même manière : leur symétrie, leur silhouette stylisée peuvent évoquer fugitivement la statuaire africaine. Dans le trouble qui s’ensuit, leur nom de valet fait sens et image ambivalente. Ou bien encore les six valets faisant la roue sur le mur et qui suggèrent l’étoile d’un cristal de neige ou d’un miroir baroque. Ou bien enfin cette galerie de toit d’automobile directement montée sur roues. L’absence du “vrai véhicule et la présence d’un outil de transport qui ne transporte rien que sa présence graphique s’y cristallisent en un saisissant raccourci quand s’insinue l’idée qu’il s’agit là d’une galerie d’art.
On voit que Martin Caminiti a choisi de bricoler ses arrangements dans le registre ambigu d’une spéculation humoreuse sur le langage, l’image, l’objet et la sculpture. Sans doute ces premiers prototypes procèdent-ils d’une lointaine descendance du ready-made.
On parlerait plus volontiers à leur propos de ready-remake (au sens où le remake serait le bégaiement théâtral d’une histoire) pour les situer du côté des simulacres à la Jeff Koons. Ceux de Martin Caminiti manquent pas d’air ni d’écho – comme ce ventriloque qui imitait sa propre voix.
Christian Bernard