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4.02.87 – 24.02.87

Jean-Paul Chambas

Épreuve de la mémoire

Batailles de peintre

Victoire : Si l’usuelle synonymie de vaincre avec triompher manque d’exactitude (car le triomphe est seulement le jeu de la victoire – son théâtre, sa représentation), elle saisit pourtant cette vérité : qu’il n’y a de victoire que par le triomphe, que celui-ci constitue essentiellement celle-là. En d’autres termes, la victoire se joue dans la repré-sentation, à telle enseigne que la peinture fut longtemps le triomphe des batailles gagnées. Piero della Francesca peignit la Victoire d’Heraclius sur Chosroes et celle de Constantin sur Maxence. On en reconnaît quelques fragments dans les toiles de Chambas – notamment ce jeune héraut impassible comme la beauté au milieu du carnage, embouchant da capo la trompette de la renommée ou bien accompagnant déjà un Te Deum. Que la beauté soit avec nous !

Bête : Vae victis. La victoire consacre une inégalité, exorcise même la proportion entre le vainqueur et le vaincu. L’homme a d’abord triomphé de l’autre radical : la bête. A Lascaux ou à Rouffignac, la première peinture fut donc une victoire dont la tauromachie perpétue aujourd’hui le rituel. Mais ce que la victoire exorcise demeure aussi ce qui la rend possible, à savoir qu’on ne vainc pas la bête sans s’identifier à elle : il y a de la catharsis dans le rituel victorieux du triomphe. En peignant le bestiaire des victimes, Chambas donne à voir l’identification qui fut l’objet originel de la peinture. Les dieux égyptiens sont en général un mixte d’homme et de bête.

Signe : Là, emmanché d’un trop long cou, l’aigle de la victoire fond sur nulle proie. Ce n’est pas un aigle, mais, repris du Songe de Constantin, l’aile d’un ange avec son bras tendu qui vole vers la tente où l’empereur est endormi. A la veille d’une bataille décisive, l’ange vient porter ce message : In hoc signo confide et vinces. Si l’empereur fait confiance au signe que lui montre présentement son rêve (la croix), il vaincra. Prémonition, prodige antique, efficace magique du signe : le christianisme se sert ici des puissances les plus archaïques de la représentation pour convertir un païen, pour le (con)vaincre. Que sont donc les signes de peinture que Chambas accumule dans ses toiles – du carroyage de fouilles en croix au piano de Joseph Beuys – sinon, sous le vernis des prestiges, de purs fétiches ?

Identification : Comment devient-on un vainqueur ? Si l’on sort de la nuit préhistorique et identificatoire où tous les taureaux sont noirs, il faut distinguer l’objet que gagne le vainqueur du modèle que le vainqueur imite : père, maître, héros mythique. Pour vaincre, Chambas a dû construire une mythologie pleine de demi-dieux : Hemingway, Malcolm Lowry, Delacroix, Toulouse-Lautrec, Franz Kafka, etc. Il a peint ces héros, il a vécu comme certains d’entre eux, il s’est identifié. Le modèle plastique des œuvres antérieures est moins le collage surréaliste que l’affiche de cirque ou de cinéma qui rassemble sans souci des proportions maints visages de star avec leurs hauts faits et les objets de leur passion. Chambas est un vainqueur. Ed io anche son pittore ! Victor Chambas. Chambas Pictor.

Histoire : “Il n’y a d’histoire que celle des vainqueurs” (Benjamin). Le sujet de l’identification ne dira certes pas autre chose de l’histoire de l’art. Pourtant, en déplaçant le champ de bataille sur le terrain de l’histoire de l’art elle-même, Chambas est obligé d’ouvrir sa mythologie à quelques dangereuses interrogations esthétiques. La question de l’origine (début, pulsion), celle peut-être de la fin (terme, télos) portent nécessairement en elles une telle inquiétude, un tel questionnement : que peut la peinture?

(…)

Joseph Mouton