12.05.95 – 11.06.95
Ingrid Luche
Ingrid Luche
Commissariat : Axel Huber, Jean-Philippe Vienne
Feindre d’embrasser
Quelle que soit la mode, la modalité, la nature ou le protocole du geste de l’artiste, et quand bien même on pourrait avoir quelque raison de le dire bavard, il est avant tout cela qui vise le taire comme l’urgence la plus extrême, la volonté la plus ferme. Faire ce qui tait le sens, taire concrètement, est pour l’artiste ce qu’est pour le marin gagner la terre ferme, comme a peut-être été pour Moïse gagner le taire promis, l’étable de la Loi, la pauvreté première du silence, avant le verbe évidemment, premier amplificateur pour les luxuriances du discours à venir, les procédures secondaires de la parole.
Le travail d’Ingrid Luche, vu de ce point, est très précisément à ras de taire. Jamais en défaut sur son ambition, les prises qu’offre ce travail n’offrent aucune prise à la prise vraiment : aucun abordage possible et les illusions du pillage du navire; aucune reddition du sens affamé par le siège en règle du visiteur. Les propositions d’Ingrid Luche résistent, ont ce sens insensé de résister à tout sens qui aurait la prétention de les épuiser, d’aboutir à l’exhaustivité taxinomique des traductions possibles et des plaidoiries.
L’avocat plaide art, plaide silence, risque pour l’œuvre l’à-peine. Il y a bien Dix Petits Nègres quelque part, mais au lieu que les indices convergent vers une solution, ils insistent en fin de compte pour diverger, renvoyer la responsabilité de la promesse à son destinataire plutôt qu’à celui qui l’aurait faite, l’autre à son propre usage du monde.
L’énigme par excellence est bien celle qui n’accepte aucune solution sinon la preuve qu’elle impose de son aptitude à séduire, à se couler dans le personnage au moins pour passer le temps, à ouvrir l’enquête, à dérouler les mirages de son tapis, toujours au bout de la langue.
Le rideau qui ne s’ouvre pas est fermé. Il est cadré trop serré, pour faire illusion : le souffleur souffle le chaud et le froid. Le rideau donne d’ailleurs sur la sortie si l’on vient de l’exposition, et si l’on y pénètre ce n’est plus un rideau mais son dos, le décor de l’envers, l’énigme encore.
Des chroniques parallèles prétendent tenir la place du dessin. Elles le font effectivement et pourtant jamais ne nous y acheminent vraiment parce que le dessein sans doute de l’absurdité du monde est impénétrable : juste, et dans le lieu de l’art, la production d’une esthétique, en l’occurrence laborieuse, et qui n’est justifiée que de l’exactitude de ses référents, cela qui la confronte, à travers notre regard, à notre propre résistance devant ces choses qui ressemblent à des solutions.
Car il s’agit, comme presque toujours, de la ressemblance, de l’imitation, par exemple, à propos de la télévision de ce que la mention du mot clairière produit de silence sur l’une de deux images jumelles bien qu’inégales qui le portent et portent aussi la matière même du support vidéo. Ce n’est pas un hasard si Ingrid Luche collectionne aussi des images du monde telles qu’elles prolifèrent semble-t-il dans les magazines, étranges champignons des bois de la pâte à papier, tentatives toujours défaites de voir à la fois les deux faces, l’Arctique et l’Antarctique, la Grande Ourse et la Croix du Sud, d’un objet plus vaste que notre compétence à l’embrasser.
Jean-Philippe Vienne