16.10.93 – 14.11.93
Frieda Schumann
Frieda Schumann
Commissariat : Christian Bernard
Au départ il s’agit d’une histoire un peu compliquée : Frieda Schumann est une jeune artiste allemande, née en Suisse d’un père allemand et d’une mère italienne, vivant en France, mais écrivant ses réflexions sur la vie et sur l’art en anglais. Puis, tout est beaucoup plus simple qu’il n’y parait car cette ancienne élève de l’École de la Villa Arson, diplômée en 1992, tire de sa double ascendance culturelle et de son appartenance au monde féminin le substrat même de son travail. En effet, ses installations dans lesquelles se mêlent secrètement histoires personnelles et histoires publiques, se rapportent aux petites et aux grandes préoccupations de l’existence, au quotidien domestique et, plus particulièrement, à l’univers de la femme. Et ce, sans jamais tomber dans l’exaltation de l’éternel féminin, pas plus que dans une revendication de type féministe
Le répertoire et le traitement des moyens d’expression mis en oeuvre évoquent indubitablement le travail de Rosemarie Trockel, notamment dans la répétition d’ironiques motifs décoratifs, la recréation d’intérieurs accueillants et surtout la pluridirectionnalité des techniques utilisées et des images ainsi obtenues. Toutefois, chez Schumann la dimension critique à l’égard de ce que l’on est en devoir d’appeler l’univers masculin est bien plus atténuée que dans le travail de sa compatriote. Cette pondération tient sans doute à une subtile différence de culture et de génération. Au fond, Frieda Schumann est une artiste qui parle simplement, sans arrière pensée, de ce qu’elle connait le mieux : son statut de femme aujourd’hui.
Le recours à la broderie, à l’accessoire ou au vêtement féminin, à la vaisselle et au mobilier dans cette recherche apparait symptomatique de deux tendances actuelles : d’abord celle de l’irruption des femmes sur la scène artistique internationale, puis celle du recyclage des images et des médias dont Nicolas Bourriaud s’est fait le théoricien. À l’ère de la surproduction et de la consommation, où se pose le problème du gaspillage et celui de l’écologie, Schumann utilise des objets récupérés, la plupart du temps dans sa propre habitation, avec lesquels elle a donc tissé un rapport affectif ou familier et qui, présentés dans un espace d’exposition, sont à la fois élevés au rang d’oeuvres d’art et investis d’un sens plus générique en se situant dans la logique de l’installation à laquelle ils s’intègrent. Au sujet de l’épuisement des images et de leur rôle dans l’art actuel.
Schumann écrit dans ses carnets : “A présent nous ne possédons plus rien mais tout est à portée de notre main”. Alors quoi de plus économique et cohérent que d’employer ses effets personnels pour recréer l’atmosphère d’une maison, pour parler du privé ou de lidentité culturelle.
Ceux qui ont vu Les passants du phalanstère, cet été, dans les locaux pédagogiques de la Villa Arson, auront néanmoins constaté que Frieda Schumann aborde avec intelligence des thèmes variés, faisant usage des techniques les plus hétérogènes. Les trois pièces que l’artiste exposait fonctionnaient exactement comme des rébus dans la mesure où elles intriguaient tout en fournissant des clefs de lecture et se laissaient finalement interpréter par le regardeur perspicace. Ainsi, l’installation au sol où étaient savamment posés sur un foulard mauve, un sac noir verni et les Mémoires de Giulio Andreotti recouvertes d’une mantille, se présentait-elle comme une peinture de l’Italie. Le voile était jeté sur la vérité, la mantille en dentelles ou ce par quoi l’on cache les regards complices, couvrait dans un pernicieux jeu esthétique un ouvrage dont la presse italienne a démontré depuis longtemps le mensonge. Et du même coup avec ces accessoires de la féminité et du deuil la question de la femme était-elle rejouée.
Quant à la fausse veste Chanel accrochée à un porte-manteau bon marché et au dos de laquelle était brodé à la façon d’une promesse et d’une menace le slogan punk III do my worst (je ferai de mon pire), elle se présentait comme le renversement d’une “vanité” de Sylvie Fleury. Si s’habiller d’un tailleur de marque signifie subir le luxe, en porter une imitation revient à être doublement aliéné par la pauvreté, par le cheap que dicte la richesse.
Enfin, le dernier de ces hiéroglyphes critiques recélait sans doute ce qui constitue l’originalité de la pratique artistique de Frieda Schumann, soit l’hybridation entre le ready-made et son opposé, l’objet travaille artisanalement. Sur une table couverte d’une belle toile cirée à carreaux rouges et blancs trônait, démesurée, une bouteille de vin sculptée grossièrement dans le bois à la manière d’un Baselitz ou d’un Balkenhol. Sur l’étiquette l’appelation Ruffiano, “hypocrite” en italien, créait un jeu de mots avec une marque populaire de chianti. Née de la lecture du livre d’Andreotti, cette installation pétrifiée narrait dans l’impossibilité de sa situation – le verre configuré par le moyen le plus inapproprié de sa représentation – tous les clichés d’une Italie de bons vivants ou les touristes ignorants, incapables de déchiffrer les rébus, en se précipitant sur tout ce qui pourrait faire symbole se font berner. On le voit, la force de ce travail réside dans l’utilisation du processus manuel d’élaboration qui, outre son incongruité, fait office de ready-made en plaçant la conceptualisation avant les modalités de son actualisation.
L’installation que Frieda Schumann présente à la Villa Arson possède des affinités avec cette dernière pièce. Intitulée Nice on the air, il s’agit encore une fois d’une enquête sur le tourisme. L’artiste qui a le goût du secret a choisi de briser l’espace long et étroit de la galerie de l’école en positionnant trois paravents en quinconce. Au premier abord l’on pense avoir affaire à une proposition de type minimaliste, puis attiré par le bruit diffus d’une langue indistincte l’on découvre au dos de chaque paravent des photographies collées, une chaise pour s’asseoir et écouter respectivement une radio allemande, anglaise et italienne. Recourant au principe du paravent victorien où il était d’usage d’agrapher les images des êtres aimés, l’artiste recrée ici l’atmosphère des trois principales communautés étrangères vivant sur la Côte d’Azur. Sur chaque paravent l’on reconnaît des personnages historiques importants dans l’histoire de Nice et des environs, des magasins ou des restaurants italiens, anglais, allemands et toutes sortes de documents ayant trait à la vie de ces communautés dont la plus soudée est sans conteste la britannique. En certains endroits les paravents comportent des espaces vides, ce qui suppose que l’artiste pourra y amener des modifications. Vous qui venez voir cette exposition n’hésitez pas à apporter des documents et des images sur le thème à Frieda Schumann.
Catherine Macchi