6.02.93 – 21.03.93
Étienne Bossut
Étienne Bossut
Commissariat : Christian Bernard
Les fauteuils d’Étienne Bossut, moderne épure des bergères Louis XV, ressemblent à s’y méprendre aux chaises que l’on peut voir à certaines terrasses de café ; on s’y assoirait volontiers. Leur présence est à la fois si forte et étrange qu’un irrésistible besoin de les saisir, de laisser glisser la main sur leur revêtement satiné de plastique, vous prend. Seulement voilà, si l’on a soin d’en choisir un et de le retourner – car même dans la production sérielle, il y a toujours un objet qui paraît différent et qui s’impose à vous – on se rend bien vite compte que l’on a été berné : les chaises de l’artiste sont moulées et leur revers, qui porte la trace de cette opération technique, atteste du leurre. Car Étienne Bossut a fait d’un travail un art : « J’ai moulé pendant 10 ans de la matière plastique pour l’industrie. On pourrait dire que je suis tombé vraiment amoureux de ce matériau. Puis, vers 1980, j’ai décidé de réduire ma production industrielle pour commencer à faire des pièces artistiques, en utilisant le savoir-faire et le matériel dont je disposais. Je ne produis plus que de l’art maintenant. De temps en temps ce que je fais ressemble absolument à ce que je pouvais faire pour l’industrie : je pouvais très bien réaliser des portes en plastique pour des machines par exemple, j’ai aussi fabriqué des baignoires. C’est très drôle. Pourtant actuellement je ne produis plus de porte mais une image de porte1. »
Après avoir moulé une série de bidons à partir d’un modèle identique, celui même qui contenait la résine servant à mouler les objets (un peu comme si la matière se moulait toute seule) et être, par conséquent, parvenu à un système circulaire digne des principes de la pensée borgésienne, l’artiste expérimente la production sérielle dans ce que l’on pourrait nommer une antithèse de ready-made, « chiasme parfait où les états de la matière s’échangent comme les rôles et où la chose se retourne en son image comme un gant2 ». Par cette subtile théâtralisation du réel, l’artiste fait coïncider formes et fonctions – comme dans le ready-made – puisque le double est aussi bien la projection conceptuelle de l’objet que l’objet en soi si l’on considère qu’il reste utilisable. Pour compliquer ce discours sur le fil du langage, le sculpteur a introduit, depuis 1992, dans ses séries de fauteuils identiques un intrus : « Une chaise de Verner Panton, essaie comme l’androïde face à Blade Runner, de passer inaperçue parmi les chaises de jardin3 ». Cette différence, à la manière d’un corps étranger infiltré dans un organisme, vient briser la monotonie d’une « re-présentation4 » qui aurait pu devenir par trop sécurisante. En jouant sur la notion de série et de discontinuité, le plasticien donne lieu à un accident de la vision qui n’est pas sans provoquer un léger sentiment de malaise. Si la série ne fonctionne plus comme une mise en abîme systématique de l’image, l’on est en droit de se demander à quelles autres déviations plastiques cette résine protéiforme pourra bien donner lieu. Il faut dire qu’Étienne Bossut avait déjà introduit dans son petit monde bien familier (peut-être trop pour être innocent ?) de doubles d’objets un élément perturbateur constitué de cette couleur vive et inhabituelle qui nous faisait nous attacher à ses simulacres plus qu’à de véritables objets, un peu comme s’il nous fallait éternellement réinventer le réel pour l’adapter à une dimension autre. Parallèlement à ses poétiques présences muettes que sont les fauteuils, le sculpteur présente à la Villa Arson une série de curieuses – parce qu’anodines gamelles – dont l’installation à même le sol, telle une tache colorée, semble se faire l’écho des véritables bassines et autres fragments plastiques de l’univers ménager de son collègue d’outre-manche Tony Cragg5. Étienne Bossut, dont le travail avait déjà été présenté, en 1987, à la Villa Arson où il avait exposé dans la Galerie de l’École des baignoires moulées sur lesquelles était posé de biais, non sans impertinence, leur volume d’eau respectif saisi comme autant de pains de glace, nous livre ici un travail d’une teneur nouvelle. Il semble bien, en effet, que le plasticien ait décidé de prendre une certaine distance par rapport à l’objectivité en laissant transparaître le procédé de moulage de sa sculpture. Si auparavant l’on pouvait déjouer le leurre en devinant la présence de la couture du moule par le simple fait de contourner ses objets, avec les gamelles l’on est en face de la mise en œuvre d’un antagonisme frappant entre avers et revers, entre surface lisse et rugueuse, puisque les bassines affichent sans retenue la porosité du moule sur leur pourtour externe. Au-delà de la qualité des jeux de matière obtenus, il ressort de ce processus de retournement plastique un effet de démenti plus rapide et percutant que dans les pièces précédentes qui ouvre la voie à toute une interrogation de l’œuvre sur elle-même.
Catherine Macchi
Notes :
1. Entretien avec Mo Gourmelon, in Artefactum n° 29, juin-août 1989, p. 13.
2. Christian Bernard, « Les Trompe-leurres d’Étienne Bossut », in Galeries Magazine n° 30, avril-mai 1989, p.7.
3. Guy Tortosa, « Étienne Bossut, la répétition », in catalogue d’exposition Étienne Bossut Villeurbanne : Galerie Georges Verney-Carron, du 4 décembre 1992 au 29 janvier 1993 ; Nice : Villa Arson, du 5 février au 21 mars 1993.
4. Étienne Bossut, entretien avec Béatrice Parent, in catalogue d’exposition Truc et troc. Leçon de choses, Paris : ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, du 27 janvier au 6 mars 1983.
5. Cf. « Five Objects – Five Colors », 1980, technique mixte, Musée d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.