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4.05.90 – 13.05.90

Claire-Jeanne Jezequel

Il n'y a pas de quoi

Commissariat : Christian Bernard

Lointains

Claire-Jeanne Jezequel propose, au fil des expositions qui depuis deux ans lui sont consacrées, un ensemble de travaux dont l’unité de la problématique et la qualité austère de la facture affirment une personnalité singulière dans le contexte de l’art actuel. Appartenant à une génération dont l’apprentissage de l’art s’est fait dans le climat de désenchantement qui a suivi la chute de la modernité historique, elle n’a pourtant pas cédé aux séductions d’une célébration ironique de l’art comme sujet de l’art dont les avatars néo(géo-pop-conceptuel), occupent une place centrale sur la scène artistique contemporaine.

Sa résistance s’enracine dans une méditation sur la notion de représentation telle qu’elle peut subsister en un temps où sont déclarées caduques les valeurs de médiation symbolique, subjective et historique qu’elle a pu anciennement revêtir. Une des beautés de cette œuvre naissante est ainsi d’assumer le poids doctrinal de l’irreprésentable moderne en faisant jouer sa puissance d’abstraction comme épreuve ultime de l’œuvre, sans se soumettre totalement à sa négativité iconoclaste. La cohérence esthétique de l’ensemble des pièces est, me semble-t-il, le produit de cette contrainte et de cet effort de résistance qui articule les trois axes remarquables du travail : la référence thématique, la situation des œuvres, la matériologie.

Le thème de l’horizon présent comme un leitmotiv dans chacune des pièces apparaît de prime abord comme une synecdoque visuelle indexant l’œuvre sur un genre transhistorique de la peinture : le paysage.

Cependant, en isolant l’élément le plus signifiant du lointain hors de tout contexte illusionniste, l’artiste le charge d’une valeur emblématique complexe, à la fois commémorative de la perte de sa figurativité antérieure mais potentiellement capable de sauvegarder, à la lisière du visible, la persistance minimale d’une évocation, figure résiduelle mais insistante de la représentation qui se retire. En laissant les inflexions de son dessin suivre les formes aléatoires du matériau (fil du bois, papier déchiré, accident du mur …) qui en forme le support, l’artiste redonne une naturalité étrange à ses horizons qui les maintient en dehors d’une stéréotypie décorative ou d’une expressivité d’ordre scripturaire.

C’est un jeu du même ordre qui installe ses interventions à la rencontre du mur et du sol dans une position basse insolite induisant l’idée d’un redoublement métaphorique où est reprise dans l’espace clos de l’architecture la structure formelle de la représentation paysagère, conjonction des deux plans de la terre et du ciel. En donnant, par le biais de cette analogie, l’espace construit comme scène à ses fétiches paysagers, l’artiste indique un renversement du contenu initial de ce type de représentation : la fenêtre ouverte par la renaissance sur la description de la nature comme étendue mesurable se ferme ici sur la blancheur mutique du mur. D’autre part, la relation de proximité des pièces au mur déclinée selon des modalités variées (posées contre, collées, scellées…) montre le soin avec lequel l’artiste module la liaison de l’œuvre avec son espace physique et règle le jeu ambigu, entre peinture et sculpture, de la référence disciplinaire de ses travaux.

C’est un souci de même nature qu’indique la matériologie particulière du travail, dont les éléments (bois peint ou vernis, plexiglas, plâtre, liant vinylique, papier peint…) ont en commun la simplicité de la mise en œuvre et leur rapport à la transparence et à la blancheur. La peinture n’existe plus que comme un recouvrement neutre et blanc quelquefois réduit encore à la translucidité d’un enduit aux silicones ou d’un liant vinylique. La tonalité blanche qui émane des pièces, à peine rompue par l’éclat d’un vernis ou le miroitement du plexiglas est le produit d’une exténuation volontaire du chatoiement séducteur de la peinture. En ce sens cette picturalité qui laisse voir sa matérialité achromatique s’inscrit dans l’histoire moderne de la blancheur du côté du réductionnisme antipathétique de Manzoni ou de Ryman. La disparition de la couleur intègre les pièces dans le blanc du mur qui les supporte en abaissant le seuil de visibilité de l’oeuvre jusqu’à produire chez celui qui regarde le sentiment d’une presque disparition. Cette présence discrète de l’œuvre, qui requiert pour qui veut en pénétrer les subtilités une attention accrue, nous indique en même temps le retrait de la représentation elle-même en allégorisant visuellement son éloignement.

L’abstraction qu’on voit ici à l’œuvre apparaît comme l’aboutissement d’un processus inauguré par les constructions paysagères de Caspar David Friedrich, excellemment mis en lumière par Catherine Perret (1) :

“Le monde que Friedrich présente est un monde d’objets asphyxiés, un univers “sous-vide” pour ainsi dire, en attente d’un espace où s’incarner”.

Jean-Marc Réol

(1)”Arrêt sur image : Remarques sur l’oeuvre peinte de Caspar David Friedrich” (article à paraître).