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20.01.95 – 12.02.95

Carole Benzaken

Carole Benzaken

À la surface, plénitude et intranquillité

Dans ce qui allait constituer son projet de réunion du home et de l’atelier, au 26, rue du Départ, à Montparnasse, Mondrian vécut seize années durant avec pour seul objet décoratif, une tulipe artificielle dont il avait précautionneusement peint la tige et les feuilles de blanc. À l’opposé de cette anecdotique tulipe solitaire et aseptisée, la peinture de Carole Benzaken : des tulipes géantes, en pleine forme, gorgées d’engrais et de chlorophylle. Des champs de tulipes aux couleurs hurlantes qui déclinent leurs textures à l’infini. Une insoutenable vitalité. La détestation de Mondrian à l’égard du vert, Carole Benzaken sait probablement ce qu’elle signifie car elle a éprouvé un sentiment analogue. Longtemps, elle a haï la laideur de ces non-fleurs inodores, hostiles et pointues qui surgissent de la terre. Mais depuis deux ans et demi qu’elle vit parmi les tulipes, elle a fini par s’en accommoder. Au commencement, était la peinture et avec elle, l’autoréférentialité. Puis, vint la rencontre avec un objet d’un goût douteux : le catalogue de fleurs. Celui que l’on trouve au fond de sa boîte aux lettres et sur lequel on finit par éplucher ses légumes. Le petit opuscule insignifiant, placardé de vignettes criardes arborant les milles et une merveilles du « génie génétique* », dont on n’ose pas même tourner les pages tant le papier est de mauvaise qualité. C’est ce catalogue, pourtant, qui a retenu l’œil de l’artiste. C’est lui qui est devenu son modèle et non pas les tulipes, comme d’aucuns le claironnent : Carole Benzaken, peintre de tulipes… Et bien non, ceci n’est pas une tulipe ! Bien plus, l’affrontement de la peinture et de l’image. Dans sa structure même – le remplissage hétérogène de la surface par la compartimentation et la répétition de l’image -, le catalogue commercial offrait un schéma de composition pictural parfait. Après divers essais avec d’autres fleurs, la tulipe fut élue pour sa forme simple : elle permettait à la fois la sérialité et le grand différentiel. Annulée en tant que sujet par son ressassement, elle devint le motif de la peinture, un prétexte à peindre. Il ne restait plus qu’à retrouver le goût d’œuvrer en osant ressortir le plaisir du geste et celui de la couleur. Carole Benzaken mit la toile au sol pour éviter les coulures et commença la peinture jusqu’à perdre la notion de la netteté des formes. Puis, quand elle fut parvenue au maximum du recouvrement, elle tendit la toile sur un châssis et la dressa au mur : elle pouvait alors « resserrer », passer au détail. Sous nos yeux, la peinture de Carole Benzaken : de grands tableaux lumineux qui déclinent leurs éléments compositionnels tout en rejouant les formats rectangulaires de l’abstraction lyrique et les formats carrés de l’art minimal.

Une peinture gestuelle sans drame ni complexe, fidèle à son référent macro photographique, mais dépourvue du zèle hyperréaliste, dans laquelle le regard se laisse absorber par les étendues colorées et finit par s’abstraire du prétendu sujet : une tulipe est une tulipe est une tulipe. Bref, une peinture jouissive qui nous fait le coup de la plénitude. Alors, devant cette belle insouciance et cette belle matière, l’œil « conceptuel » reste perplexe parce que c’est trop joli, tandis que l’œil tout court aime, d’ailleurs à peu près pour la même raison… Trivial ou sublime ? Au fond, tout cela n’est qu’une question de goût. Or c’est justement de cette méprise autour du beau que la jeune artiste semble s’amuser. D’ailleurs, cette peinture n’est pas aussi idyllique qu’elle en a l’air : que l’on regarde attentivement du côté des tulipes et l’on s’apercevra que le rendu naturaliste diminue à mesure que l’on s’approche. Les fleurs sont un rien bâclées au profit de la matière picturale. C’est que derrière tant d’épanouissement, il y a de la tension. À la surface de la peinture, une fois le choc de la plénitude surmonté, en passant sur tout ce que qu’une femme peignant des fleurs peut impliquer comme symbolisme, apparaît l’intranquillité. L’intranquillité est cette position volontairement incommode de l’artiste vis à vis de l’avant-garde. Mais c’est aussi la confrontation avec l’image photographique ou la vidéo que Carole Benzaken fait subir à la peinture par le biais de découpages qui viennent exclure le motif et qui confèrent à la composition quelque chose de tendu. Sans cesse menacé, le tableau est en passe de devenir autre chose. Alors que l’on croyait y voir du figuratif, il se fait abstrait : c’est la lutte de Carole Benzaken contre l’image, pour la peinture. En fin de compte, peindre à nouveau, ne faire que ça. Repartir de Greenberg en introduisant un soupçon d’impureté.

Catherine Macchi

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