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18.10.86 – 2.11.86

BP

BP

Commissariat : Christian Bernard

BP est le nom d’un groupe d’artistes. Curieux nom en l’occurrence que ce sigle qui dénote pour tout le monde la British Petroleum et qui évoque pour certains un autre groupe d’artistes, BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni). Mais ici, BP n’est pas un sigle, ce nom ne résulte pas de la juxtaposition des initiales des personnes physiques ou morales concernées – d’ailleurs, les membres de BP sont trois. Ce n’est pas une abréviation mais un signe qui désigne leur activité collective et permet d’en identifier les résultats, de mettre un nom sur des produits en conservant l’anonymat des producteurs. C’est donc une marque de fabrique, comme un poinçon d’atelier, qui indique une provenance sans préciser davantage une origine individuelle. C’est eux, ni l’un ni l’autre ni le tiers toujours inclus, leur nom commun est bien un nom propre. Mais il neutralise la part de chacun et postule une position particulière de la figure de l’artiste, inassignable à l’unicité d’une personnalité, – en quelque sorte dépersonnalisée. Cette attitude plutôt radicale n’est pas si fréquente dans le monde de l’art et si l’on peut aujourd’hui songer par exemple au groupe IFP, c’est pour constater aussitôt que ce sigle-là n’appartient qu’à ce groupe et qu’il est presque toujours associé au développement des mots qu’il abrège (Information, Fiction, Publicité) et qui explicitent les données d’un programme d’intervention critique.

BP n’énonce rien de tel. Ce nom d’emprunt introduit d’emblée un flottement dans la signification. Il annonce un malentendu c’est-à-dire une substitution de sens, on pourrait même dire un substitut de sens. Mais au-delà des allusions artistiques périphériques, ce faux sigle, cette appropriation littérale de la signature d’une célèbre compagnie pétrolière, induit performativement un travail de glissement, de déplacement, de détournement, par où il anticipe les œuvres qu’il signe.

L’arbitraire du signe

Mais cette enseigne ne vaut pas que pour le geste qu’elle opère et représente à la fois. Elle connote nécessairement le pétrole, ses dérivés et l’univers impitoyable qui en découle. Aussi BP est-il un terme générique, il programme l’ensemble des thèmes et des matériaux que le groupe met en œuvre. Huiles de vidange, bidons, pompes à essence, etc., il n’est aucun élément d’aucune pièce de BP qui n’appartienne au champ sémantique du pétrole, aucun objet, aucune installation qui ne renvoie à cette matière première. Leur vocabulaire plastique résulte d’abord de la récupération de ces objets et de ce fluide magique. Et la constitution d’un groupe et d’une production artistique autour d’une telle contrainte relève pour le coup d’une interprétation singulière de l’arbitraire du signe. Car il ne s’agit pas, on s’en doute, pour BP de tenir à travers ces œuvres un quelconque discours critique sur la société de consommation pétrolivore et suicidaire ou, à l’inverse, de dire l’éloge d’une ressource naturelle fascinante et des usages glorieux qu’en a su faire la société industrielle. Sans renoncer à jouer de sa séduction propre, BP n’utilise le pétrole que comme prétexte à engendrer et nourrir une activité artistique assez gratuite ou, si l’on préfère, comme constellation de données ready-made susceptibles d’être aidées peu ou prou et dont les combinaisons variées autorisent la formation d’objets ou de dispositifs qui participent des intérêts de l’art d’aujourd’hui. La fin, ici, justifie la platitude contingente des moyens. Toutes proportions et différences gardées, le pétrole est à BP ce que les rayures sont à Buren, les empreintes de pinceau à Toroni, la touche Van Gogh à Lavier ou le moulage à Bossut – l’embrayeur empirique d’une mise à jour des conditions de possibilité de l’art. Cette critique se cristallise le plus souvent dans des machines (consommatrices d’énergie) qui font couler de diverses manières de l’huile (de vidange) – médium et métonymie efficace de la peinture sous l’espèce splendide et miroitante de la couleur noire. De même les bidons et autres ustensiles de la culture pétrolière retrouvent-ils dans ces œuvres la fonctionnalité sculpturale de leur simple volume indicateur de forme et d’espace.

Et ce vocabulaire plastique autonome s’organise en dispositifs où transitent les analyses de la peinture et de la sculpture récentes. Des trois monochromes où se reflète ironiquement l’ultime butée moderniste à Peinture à l’huile qui se repeint sous nos yeux à la manière de Morris Louis, en passant par la colonne fontaine télescopique de Babel ou la ligne dessinée dans l’espace de Serpent, les travaux de BP multiplient les effets de miroir, les allusions, les références aux grands symboles du catalogue contemporain qu’ils réactivent sur un mode ludique. Souvent récurrent dans ces pièces, le bidon, le fameux baril, dont l’emploi paraît ici inévitable, remémore cependant Christo, J.P. Raynaud, Pagès, Lavier, Bossut ou tant d’autres usagers de cet objet universel.

Mais la banalité du fût métallique, sa pauvreté matérielle, comme celle de tous les objets auxquels recourt BP, ne gagnent à ce jeu qu’une faible plus-value esthétique. Ce contenant ordinaire ne recèle que le liquide qui lui est ordinairement destiné.

Sa fonction initiale est à peine entamée, il n’accède jamais à l’abstraction de la forme. Ici réside la subtilité de BP qui préfère le petit décalage au détournement massif, la tautologie aux prédications incongrues, le prélèvement et la citation à l’affirmation d’un langage ou d’un style. De même, le mouvement silencieux de ces machines est-il quasi imperceptible. Le déplacement opéré vaut pour sa minceur, le glissement pour sa discrétion, sa lenteur. Le discours de Babel n’est plus qu’un chuchotement, l’humour objectif d’un chuintement d’huile dans des rouages secrets.

Christian Bernard

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