Dévoyer la visite
Dévoyer la visite (ou la visite commentée revisitée)
L’hypothèse sur laquelle repose nombre de propositions de médiations demeure l’écart entre l’art contemporain et les publics. Une des réponses, héritée du modèle muséal, consiste à penser que l’on peut réduire cet écart en transmettant des connaissances, des explications. C’est le cas type de la visite commentée, parfois qualifiée de visite-conférence, qui a pour effet de fixer la distance entre l’œuvre et le spectateur, celui qui sait et celui qui ne sait pas, celui qui est compétent et celui qui ne l’est pas : je vous renvoie à J. Rancière : « Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. » (in Le Maître ignorant, coll10/18, 1987, p.15).
Par ailleurs, dans les centres d’art contemporain comme à la Villa Arson, où l’on produit des œuvres montrées pour la 1ère fois au public, et que l’on découvre nous-mêmes quasi -simultanément, endosser le rôle du guide pour une visite commentée peut générer un sentiment d’imposture, n’ayant pas le recul historique, pas de fortune critique à disposition…
L’alternative à la visite commentée proposée à la Villa Arson est l’atelier de commentaire d’œuvres, le rendez-vous point de vue et l’atelier de prise de vues photographiques mais ce n’est pas l’objet de ce focus. Voici quelques expériences spécifiques de médiation qui revisitent le format de la visite commentée afin de proposer aux publics une expérience singulière aux œuvres qui s’inscrit dans le projet d’exposition, en adéquation avec ses enjeux artistiques.
Pour concevoir ces propositions en termes de méthode de travail, cela invite à associer étroitement les artistes à la conception des propositions de médiation.
Quelques expériences menées à la Villa Arson :
DOUBLE BIND / ARRÊTEZ D’ESSAYER DE ME COMPRENDRE ! Organisée en 2010 avec les commissaires : Dean Inkster, Eric Mangion et Sébastien Pluot
La préparation de cette exposition a fait l’objet d’un séminaire de recherche collaborative pendant deux années en amont de l’exposition entre l’équipe du centre d’art, des étudiant·es de l’école d’art avec des enseignant·es associé·es et des invité·es. Pour en savoir plus cf. « à quoi servent les sciences humaines ? » https://journals.openedition.org/traces/5260
Le projet d’exposition portait sur les malentendus, altérations, incompréhensions, confusions ou contresens, qui sont autant de dysfonctionnements ou d’anomalies qui modifient en permanence le cours et la teneur de nos échanges.
L’expression « double bind » se réfère ici à la « double contrainte » que toute traduction, selon le philosophe Jacques Derrida, impose comme impératif : la nécessité et l’impossibilité sont contenues dans tout énoncé linguistique, de la transposition d’une langue à une autre. L’injonction « Arrêtez d’essayer de me comprendre ! » se réfère au psychanalyste Jacques Lacan et à la réponse qu’il aurait faite à l’un de ses auditeurs trop soucieux de vouloir saisir le sens de chacun de ses propos. Il s’agit, en l’occurrence, d’un exemple classique du double bind tel que l’a théorisé l’anthropologue Gregory Bateson dans les années 1950 : le destinataire d’une telle injonction ne pouvant y répondre sans y déroger, est placé dans une situation de dilemme et d’incertitude. Pour échapper à ces injonctions contradictoires, on peut identifier deux voies, l’une qui développe des formes de pathologies, une autre qui serait du côté du détournement, de l’invention créative.
Les œuvres présentées dans l’exposition révèlent diverses stratégies de transposition qui prennent en compte les effets d’altération et de distorsion qui surviennent dans la construction et le partage de l’information entre l’homme et l’homme, l’homme et l’animal, l’homme et la machine.
Trois dispositifs de médiation inventés pour l’exposition Double Bind / Arrêtez d’essayer de me comprendre ! Conçues en collaboration avec Joris Lacoste, artiste et metteur en scène qui présentait une œuvre Au Musée du Sommeil relative à une expérience d’hypnose, et deux invité·es Grégory Castéra, co-directeur à l’époque des laboratoire d’Aubervilliers, et Yaël Kréplak, qui menait une recherche en linguistique sur les pratiques conversationnelles dans le champ de l’art contemporain.
Misguided Tour
Misguided Tour consistait en la prise de parole d’un médiateur afin de présenter l’œuvre d’un artiste en présence d’une œuvre d’un autre artiste. L’idée était alors de décaler le moment de la découverte de l’œuvre par le visiteur et celui du commentaire, le réflexe étant fréquemment d’écouter le discours du spécialiste (le médiateur ou la médiatrice) sans faire l’expérience personnelle de l’œuvre. Celle réellement commentée apparaissait plus loin dans le parcours de l’exposition, ce qui donnait alors l’occasion de faire le rapprochement entre le commentaire entendu et l’œuvre sur laquelle il portait. Le lien entre les deux pièces choisies par le médiateur pouvait être plus ou moins ténu, porter sur une proximité liée à la mise en espace ou les enjeux du travail. Un groupe d’étudiants du Master Médiation et Ingénierie Culturelle (dirigé par Paul Rasse) de l’Université de Nice Sophia Antipolis, ayant suivi le projet Double Bind dès sa phase de conception, a activé ce dispositif avec des étudiant·e·s de la Villa Arson, membres de l’équipe de médiation en proposant aux visiteurs lors d’une nocturne à la Villa Arson plusieurs Misguided Tour en simultané dans l’exposition. Nous avions édité des badges « Misguided Tour » et travaillé le mode d’adresse du guide conférencier, une forme de parole d’autorité.
Prédictions
Prédictions prenait la forme d’une séance divinatoire collective qui, en préalable à la visite, permettait de formuler ce que les visiteurs attendaient et/ou devinaient de l’exposition. Les participants étaient conviés, dans un espace dédié, à s’asseoir, à former un cercle en se tenant les mains (incluant le médiateur ou la médiatrice) et à fermer les yeux. Le propos se construisait en groupe, guidé par le médiateur ou la médiatrice qui jouait avec les modes d’adresse et un ton de voix empruntés à la figure du médium. Ce dispositif s’est avéré créer des passerelles avec l’exposition, certaines salles ou œuvres décrites pouvant se référer à un moment précis de l’exposition ou alors s’en éloigner franchement. La découverte de l’exposition, dans un second temps, se faisait en lien avec les énoncés de la séance.
Ma retrospective
Ma rétrospective l’invitation faite à un artiste exposé de mener une visite commentée de DOUBLE BIND / ARRÊTEZ D’ESSAYER DE ME COMPRENDRE ! qui réunissait les œuvres de plus de 80 artistes de différentes générations comme si c’était une exposition monographique, une rétrospective de son travail.
L’INSTITUT DES ARCHIVES SAUVAGES
L’INSTITUT DES ARCHIVES SAUVAGES en 2012 dont les commissaires étaient Jean-Michel Baconnier, Christophe Kihm, Eric Mangion, Florence Ostende et Marie Sacconi.
Cette exposition réunissait une trentaine d’œuvres contemporaines qui ont toutes pour point commun de proposer des systèmes d’archivages originaux et singuliers, tant dans leur forme que dans leur contenu. Il s’agit de sortir des classifications habituelles à vocation scientifique ou historique pour inventorier des nouveaux moyens de collecte, de restitution ou de consultation de documents. Chaque archive sauvage crée sa propre institution, ses méthodes de classement, ses catégories propres, ses fonctions et usages.
Le collectif Åbäke a été invité en résidence pour intervenir d’un point de vue scénographique pour l’espace de médiation et mener un travail collaboratif avec l’équipe de médiation.
Åbäke Tour pour l’Institut des archives sauvages
Åbäke ont mené un travail de recherches sur les œuvres absentes dans l’exposition l’Institut des archives sauvages à partir des archives relatives à a préparation de l’exposition.
Dans le cadre de la manifestation Les Visiteurs du soir, organisée par l’association Botox[s], la Villa Arson a proposé comme ouverture du programme le Åbäke Tour. : l’unique visite guidée des œuvres ne figurant pas dans l’exposition L’Institut des archives sauvages pour des raisons : d’indisponibilité, d’espace, de transport, de budget, de sécurité, de droit, de maintien d’accrochage de collection, de conservation des œuvres, de déménagement, de ralentissement d’activité de prêts, de surmenage des équipes (soit l’ensemble des motifs de refus de prêts adressés à la Villa Arson). La visite a été jouée par Åbäke, Eric Mangion, Christelle Alin et les étudiant·e·s de la Villa Arson, membres de l’équipe de médiation et nous avions repensé l’accrochage et présenté les œuvres de notre choix qui n’avaient pas pu figurer dans l’exposition.
A COMPANY THAT MAKES EVERYTHING
A COMPANY THAT MAKES EVERYTHING, Sébastien Rémy et Cyril Verde (2015) Commissariat : Éric Mangion
Compagnie fictionnelle créée par la Warner Bros, ACME Corporation est surtout connue pour ses apparitions dans la série de dessins animés [Bip Bip et le Coyote]. Elle livre au personnage du Coyote dans des délais remarquablement prompts n’importe quels engins : balles de tennis explosives, pilules pour générer des tremblements de terre, semoir à nuages de neige… Fidèle à son acronyme, ACME est bien A Company that Makes Everything, une entreprise qui peut tout faire, tout fabriquer.
Une invitation à partager récits et cafés avec les artistes
Depuis l’inauguration de l’exposition, les artistes et les médiateur·trice·s adaptaient la durée de leurs récits en fonction du temps dont disposait le public pour sa visite et des différents temps de préparation du café selon les machines exposées et qui étaient proposés à la dégustation. A l’occasion du dernier samedi d’ouverture, une médiation en continu a été programmée à partir de 14h, au même moment était activée la plus longue des préparations pour un café avec la Hario Cold Dripper basée sur un principe d’extraction à froid qui prend en moyenne 4 heures soit le temps quotidien d’ouverture de l’exposition. Les récits portés par les artistes et les étudiant·e·s de la Villa Arson, membres de l’équipe de médiation, s’enchaînèrent donc jusqu’à la fin de l’après-midi. Avec le concours de la Fondation Malongo.
GO CANNY! Poétique du sabotage
GO CANNY! Poétique du sabotage (2017) Commissaires : Nathalie Desmet, Eric Mangion et Marion Zilio
Sous ce titre repris d’une injonction de dockers écossais de la fin du XIXe siècle ne parvenant pas à obtenir l’augmentation de salaire qu’ils méritaient : « Ne vous foulez pas ! »., cette exposition explorait des stratégies de résistance, de dissension, contestation, perturbation, dérèglement… s’apparentant au sabotage, acte créatif par excellence qui mobilise inventivité et débrouille.
Les artistes de l’exposition pratiquent l’art du « grain de sable », intervenant sur les rouages pour amorcer des dérapages, mobiliser les consciences, produire une «poésie du dysfonctionnement».
BOUM
BOUM, une proposition de l’artiste Stéphane Bérard qui condamne l’espace d’accueil du public à l’aide de rubalise rouge et blanche.
Visite Go Canny! sur une proposition de Stéphane Bérard : le médiateur ou la médiatrice est atteint·e du syndrome Gilles de la Tourette.
INVENTEURS D’AVENTURES
INVENTEURS D’AVENTURES (2017), commissaire Gaël Charbau, une exposition qui réunissait une génération de jeunes artistes issus des école d’art du réseau Ecoles du Sud.
Dans le cadre de ce projet, une invitation a été faite par le service des publics au collectif La Balnéaire (Chloé Angiolini et Elodie Castaldo) qui Intervient à la frontière entre curating, production artistique et médiation culturelle).
L’intervention portait sur l’espace d’accueil et les dispositifs de médiation.
Les visites inventées et Les visites dont vous êtes les héro·ïne·s (déclinaison pour le jeune public)
Les visites inventées sont des objets hybrides, à mi-chemin entre la médiation culturelle et la performance. Basées sur le principe des livres-jeux “l’histoire dont vous êtes le héros” qui permettent au lecteur de choisir entre plusieurs solutions à chaque paragraphe, elles invitent le visiteur·euse à influer directement sur sa déambulation dans l’espace en fonction de ses réponses à des questions. Chacun de ses choix lui font emprunter des chemins différents et modifient le cours du récit, pouvant engendrer accidents et péripéties. L’exposition est alors un décor dans lequel les personnages évoluent, les actions se déroulent et les situations s’entrechoquent.
La fuite ou la prison ? Danse ou randonnée ? Confiance ou doute ?
To be continued…